Chapitre XII

Dasein s’éveilla dans l’embrasement orangé du crépuscule. Allongé, la tête tournée vers les fenêtres, il contempla le ciel en feu, comme pris sous le charme de l’un de ces antiques cultes solaires. Le vaisseau de la vie descendait vers son repos quotidien. Bientôt la terre serait livrée à l’obscurité de plomb.

Un cliquetis se fit entendre derrière Dasein. La chambre s’illumina. Il se détourna, le charme était rompu.

Jenny était sur le seuil de la porte. Elle portait une longue robe verte qui lui frôlait les chevilles. Elle était chaussée de pantoufles de la même couleur.

— Il est bientôt temps de te réveiller, lui dit-elle.

Dasein la dévisagea comme une étrangère. Il voyait bien que c’était la même Jenny que celle qu’il aimait – ses cheveux longs et bruns serrés par un ruban rouge, les lèvres pleines légèrement entrouvertes, les fossettes sur les joues – pourtant une brume fugace passait sur ses yeux bleus. Elle respirait le calme d’une déesse.

Elle avança dans la chambre et son corps se mouvait avec une antique majesté.

Un frisson de terreur parcourut Dasein.

La terreur d’un paysan de l’Attique devant une prêtresse de Delphes. Elle était magnifique… et menaçante.

— Tu ne me demandes pas comment je vais ?

— Je constate que tu vas parfaitement bien.

Elle fit un nouveau pas vers lui et dit :

— Clara vient de ramener la voiture de Jersey Hofstedder ; elle te la laisse. Elle est en bas, dans le garage.

Dasein songea à cette automobile merveilleusement conçue. – encore une babiole pour l’attirer.

— Et que m’as-tu apporté – cette fois-ci ? demanda-t-il.

— Gil !

— Pas de nourriture dans les mains… Une épingle à chapeau empoisonnée, peut-être ?

Ses yeux s’emplirent de larmes.

— Va-t’en loin de moi, continua-t-il. Je t’aime.

Elle opina.

— Bien sûr que je t’aime. Et… j’ai senti combien je pouvais être dangereuse… pour toi. Il y a eu… Elle hocha la tête. « Je savais que je devais rester loin de toi. Mais c’est terminé. Plus maintenant. »

— Alors tout ceci est du passé. On tire un trait dessus. Ça ne serait pas plus rapide avec une arme ?

Elle tapa du pied.

— Gil, tu es impossible !

— Moi, je suis impossible ?

— As-tu changé ? Ne sens-tu pas un…

— Je t’aime toujours. Va-t’en loin de moi. Je t’aime.

Elle se mordit les lèvres.

— Ne serait-il pas plus gentil de faire ça pendant que je dors ? Que je ne sache jamais qui…

— Tais-toi !

D’un geste brusque elle arracha la robe verte, découvrant une chemise de nuit de dentelle blanche. Elle laissa tomber la robe, passa la chemise par-dessus la tête, la lança par terre et se dressa devant lui, nue, furieuse.

— Tu vois ? Une femme, rien qu’une femme ! Rien qu’une femme qui t’aime. Les larmes roulaient sur ses joues. « Pas de poison dans mes mains… Oh, Gil… » Elle prononça son nom comme une supplique.

Dasein se contraignit à détourner les yeux. Il savait qu’il ne pourrait pas la regarder – si belle, si douce, si désirable – et conserver sa froideur de jugement. Elle était magnifique et mortelle, l’ultime appât offert par Santaroga.

Il entendit un froissement de vêtement près de la porte. Il virevolta.

Elle avait revêtu sa robe verte. Ses joues étaient écarlates, ses lèvres tremblaient. Elle baissait les yeux. Lentement, elle les leva, rencontra son regard.

— Je n’ai aucune honte devant toi, Gil. Je t’aime. Je veux qu’il n’y ait aucun secret entre nous. – ni secret du corps… ni secret d’aucune sorte.

Dasein essaya de déglutir. Il avait une boule dans la gorge. La déesse était donc vulnérable. Une découverte qui lui donnait mal dans la poitrine.

— Je ressens la même chose que toi. Jen… tu ferais mieux de partir maintenant… Si tu ne… je serais bien capable de te sauter dessus et de te violer.

Elle tenta de sourire, échoua, pivota et sortit en courant.

La porte claqua. Il y eut un instant de silence. Puis se rouvrit. Piaget se tenait dans l’embrasure, le regard tourné vers l’antichambre. Dasein perçut nettement le bruit des portes de l’ascenseur qui se refermaient. Piaget entra, ferma la porte.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé, vous deux ?

— Je crois qu’on vient de se disputer et de se réconcilier. Je ne suis pas sûr.

Piaget se racla la gorge. Dasein crut lire sur ses traits ronds un sentiment de confiance. Ce n’était toutefois qu’une impression incertaine et d’ailleurs son visage avait déjà pris une attitude étonnée, tandis qu’il dévisageait son patient avec attention.

— Vous m’avez l’air nettement mieux ! Vous avez repris des couleurs. Vous vous sentez plus en forme ?

— Je dois l’admettre.

Piaget jeta un œil sur les reliefs de fromage posés sur la table de nuit. Il s’approcha, les renifla.

— Un peu vieux. Je vous en fais monter une portion fraîche.

— Faites.

— Vous me laissez examiner vos pansements ?

— Je croyais que nous devions laisser Burdeaux s’en charger ?

— Win est quelque peu débordé : sa fille se marie demain, vous savez. Il viendra un peu plus tard.

— J’ignorais.

— La maison du jeune couple a été terminée juste à temps. On a pris un peu de retard parce qu’on a décidé d’en faire quatre en même temps au même endroit. Très bien situé. Jenny et vous devriez aller en visiter une…

— C’est charmant. Vous vous réunissez tous pour bâtir un toit pour les jeunes mariés.

— Nous prenons soin des nôtres. Bon, si on regardait ces pansements ?

— Allons-y.

— Ravi de vous voir plus raisonnable. Je reviens. Il se dirigea vers la porte du labo, revint un instant après avec un chariot qu’il amena près du lit de Dasein. Il entreprit de défaite les pansements de sa tête.

— Je vois que vous êtes allé bricoler dans le labo. Dasein gémit lorsque la brûlure de sa joue fut mise à l’air.

— Est-ce bien ce que j’ai fait : bricoler ?

— Quoi d’autre ? Il se pencha, examina sa joue. « Ça évolue favorablement. Laissera même pas une cicatrice, je crois bien. »

— Je cherche le principe actif du Jaspé.

— Déjà eu plusieurs tentatives en ce sens. Le problème est qu’on a des questions plus importantes à régler.

— Vous avez déjà essayé ?

— Quand j’étais plus jeune.

Dasein attendit que le bandage de sa tête fût entièrement défait pour demander :

— Est-ce que vous avez des notes, un résumé de…

— Pas de notes. Pas eu le temps.

Piaget s’affairait maintenant sur son bras droit.

— Mais qu’avez-vous découvert ?

— J’ai obtenu un bouillon riche en acides aminés. Comme une levure. Vous aurez une cicatrice sur ce bras, rien de bien grave, vous vous remettez vite. Vous pouvez remercier le Jaspé pour ça.

— Quoi ? Dasein leva sur lui un regard perplexe.

— La nature donne, la nature reprend. Le Jaspé modifie le métabolisme, vous rend plus susceptible aux réactions allergiques mais d’un autre côté votre corps guérira cinq à dix fois plus vite qu’il ne l’aurait fait à l’extérieur.

Dasein contempla son bras dénudé. Une peau neuve et rose recouvrait déjà la zone brûlée. Il remarqua la boursouflure de la cicatrice qu’avait notée Piaget.

— Quelles modifications du métabolisme ?

— Eh bien, en gros, un meilleur équilibre hormonal. Plus proche de celui que l’on trouve chez l’embryon.

— Ça ne colle pas avec les réactions d’allergie, protesta Dasein.

— Je n’ai jamais dit que c’était simple. Tendez le bras maintenant. Sans bouger.

Dasein attendit qu’il eût fini le pansement puis reprit : « Et la structure… »

— À mi-chemin d’un virus et d’une bactérie. Avec des caractéristiques partiellement fongoïdes, mais…

— J’ai remarqué une structure cellulaire dans un échantillon au microscope.

— Oui, mais sans noyau. Il en existe certains éléments, sans doute, mais l’ensemble peut évoluer en une structure de cristal vrusoïde.

— Les cristaux ont-ils les effets du Jaspé ?

— Non, ils ne peuvent pas. Toutefois, introduits dans un environnement adéquat et après un développement convenable, ils produiront l’effet escompté.

— Quel environnement ?

— Vous savez lequel, Gilbert.

— Les caves de la Coopérative ?

— Oui. Piaget termina de dénuder son bras gauche. « Je ne pense pas qu’il y ait autant de tissu cicatriciel de ce côté. »

— Qu’y a-t-il d’unique dans cet environnement ?

— Nous ne sommes pas sûrs.

— Personne n’a donc jamais…

— Nous avons déjà un bon nombre de problèmes immédiats rien que pour assurer notre survie, Gilbert.

Dasein baissa les yeux, regarda Piaget terminer le pansement de son bras gauche. Assurer notre survie ?

— Pas d’objection à ce que j’aille y jeter un œil ? demanda-t-il.

— Si vous trouvez le temps – certainement pas. Sur ce, Piaget remit les instruments sur le chariot, qu’il écarta. « Voilà. Je pense que nous pourrons ôter les pansements dès demain. Vous faites des progrès merveilleux.

— Est-ce possible ?

Piaget lui sourit.

— L’assurance du garage s’occupera du paiement de votre nouvelle voiture. Je suppose que Jenny vous en a parlé.

— Elle me l’a dit.

— Nous vous redonnons également des vêtements. Quelque chose d’autre ?

— Et si vous me redonniez ma liberté de choix ?

— Vous avez la liberté de choix, Gilbert, et même un choix encore plus étendu. Maintenant, j’ai des…

— Gardez vos conseils.

— Conseils ? J’allais vous dire que j’ai pour vous quelques informations intéressantes : Votre suggestion que j’examine les gens que vous accusez d’avoir tenté de vous tuer a porté certains…

— Ma suggestion que vous examiniez ?

— Je me suis permis de prendre les devants…

— Alors, vous avez hypnotisé certains d’entre eux ! Aviez-vous préparé un diagramme de Davis sur leur suscepti…

— Je ne les ai pas hypnotisés. Allez-vous vous taire et m’écouter ?

Dasein soupira, leva les yeux au plafond.

— J’ai interviewé plusieurs de ces personnes. Le garçon, Petey Jorick, d’abord, parce que je m’y intéresse plus particulièrement – comme il vient de sortir de… l’école. Et un fait du plus haut intérêt en émerge.

— Oh ?

— Chacun de ces individus a une raison inconsciente puissante de craindre et de haïr l’extérieur.

Dasein eut un froncement de sourcil perplexe.

— Ils ne vous ont pas attaqué en tant que Gilbert Dasein. Vous étiez un étranger. Il existe un conflit extrêmement…

— Vous voulez dire que vous considérez cela comme une raison suffisante pour…

— Les raisons sont inconscientes, comme vous le soupçonniez. Toutefois, la structure de leurs motivations…

— Donc, Jenny m’aime et me hait en même temps, en tant qu’étranger ?

— Mettons les choses au clair, Gilbert, Jenny n’a pas tenté de vous faire de mal. C’était une infirmière stagiaire qui…

— Jenny elle-même m’a dit avoir préparé…

— C’est exact, mais dans un sens très large : elle est effectivement descendue aux cuisines pour commander votre repas, dont elle a surveillé la préparation. Maintenant, elle ne pouvait pas avoir l’œil sur tout…

— Et cette… cette haine des gens de l’extérieur, vous pensez que c’est à cause de cela que certains de vos concitoyens ont essayé de m’éliminer ?

— Cela me paraît évident.

Dasein considéra Piaget. Il y croyait – c’était indubitable.

— Donc, tant que je suis à Santaroga, je n’ai plus qu’à éviter les gens qui haïssent ceux de l’extérieur ?

— Vous n’avez plus rien à craindre maintenant. Vous n’êtes plus un étranger. Vous êtes l’un des nôtres. Et lorsque Jenny et vous serez mariés…

— De toutes les bêtises que j’ai entendues, celle-ci remporte la palme ! Ce… ce gamin, Petey, voulait simplement me transpercer d’une flèche parce que…

— Il a une crainte pathologique de quitter la vallée pour aller au collège à l’extérieur. Il la surmontera, bien entendu, mais les émotions de l’enfance ont plus de…

— La poudre insecticide dans le café, ce n’était que…

— Ceci est un cas fort malheureux : elle est tombée amoureuse d’un étranger à la faculté – tout comme Jenny, ajouterais-je. La différence est que son ami l’a séduite et l’a plaquée. Elle a une fille qui…

— Mon Dieu ! Et vous croyez vraiment à ces sornettes ! Il se carra contre la tête du lit, fusillant Piaget du regard.

— Gilbert je trouve plus facile de croire à cette terreur qu’à votre théorie folle selon laquelle Santaroga aurait planifié contre vous une attaque concertée. Après tout, vous devez bien vous rendre compte…

— Bien sûr. Je voudrais alors que vous m’expliquiez l’accident du pont. Je voudrais bien voir comment…

— C’est le plus simple de tous. Le jeune homme en question était énamouré de Jenny avant votre entrée en scène.

— Alors il a simplement attendu le moment où…

— Je vous assure, Gilbert, que c’était entièrement sur un niveau inconscient.

Dasein se contenta de le regarder sans un mot. La structure du raisonnement que Piaget avait bâti affectait pour Dasein la forme d’un arbre. Analogue à l’arbre de son rêve. Le tronc puissant qui jaillissait à la lumière du jour : c’était la conscience. Les racines, en dessous, se développaient dans l’obscurité. Quant aux branches elles se balançaient en portant feuilles et fruits plaisamment distrayants. C’était une structure cohérente malgré sa fausseté.

Impossible de l’abattre : la chose était trop dense, trop réelle. Il y en avait trop d’identiques dans la forêt qu’était Santaroga. « Voici un arbre, n’est-ce pas ? n’est-il pas semblable aux autres ? »

— Je crois que lorsque vous aurez eu le temps d’y réfléchir vous finirez par admettre la vérité de ce que…

— Oh ! je n’en doute pas.

— Je vais… euh,… je vais vous faire monter encore un peu de fromage. De la réserve spéciale.

— Faites donc.

— Je comprends tout à fait. Vous vous croyez très cynique, très malin en ce moment. Mais vous changerez.

Il sortit à grandes enjambées.

Dasein continua de contempler la porte close bien après le départ de Piaget. L’homme ne pouvait pas voir, ne pourrait jamais voir. Aucun Santarogan ne le pouvait. Pas même Jenny malgré la lucidité que lui donnait l’amour. L’explication de Piaget était trop facile à gober. Ce serait la version officielle.

Il faut absolument que je sorte de cette vallée de dingues.

Il se glissait hors du lit lorsque la porte s’ouvrit, livrant passage à une infirmière stagiaire jeune et joufflue. Elle portail un plateau.

— Oh, vous êtes debout. Parfait.

Elle reprit l’ancien plateau, mit le nouveau à la place. Elle posa l’autre sur une chaise.

— Je vais juste retaper votre lit pendant que vous êtes levé.

Dasein resta dans son coin tandis qu’elle tournait autour du lit. Elle partit enfin, remportant le plateau vide.

Il regarda ce qu’elle avait apporté – une tranche dorée de fromage, des biscuits, un verre et une canette de bière au jaspé.

Dans un accès de rage, Dasein projeta le fromage contre le mur. Il était en contemplation devant le gâchis lorsqu’il s’aperçut qu’il était en train de se lécher les doigts.

Dasein regarda sa main comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre. Il fit un effort conscient pour s’empêcher d’aller ramasser le fromage sur le sol, et se tourna vers la bière. Il y avait un décapsuleur près de la bouteille. Il versa le breuvage, but à longs traits. Ce ne fut qu’une fois le verre vide qu’il prit conscience du riche bouquet de jaspé des quelques gouttes qui restaient.

Luttant contre un accès de tremblement, Dasein reposa le verre sur la table de nuit, et rampa jusqu’à son lit comme pour y chercher refuge.

Son corps refusait d’être trompé : ce n’était pas les gens qui prenaient du Jaspé. C’était le Jaspé qui s’emparait d’eux. Il perçut l’effet d’expansion de sa conscience, sentit le tonnerre que soulevait l’hôte qui bouleversait son psychisme. Le temps cessa de s’écouler normalement, se comprima, explosa.

Quelque part dans une salle de l’hôpital, des pas pressés martelaient le sol. Les contacts d’un interrupteur s’ouvrirent avec un claquement pour créer l’obscurité. Une porte claqua.

Dasein ouvrit les yeux, découvrit la fenêtre, les étoiles. À leur clarté, il discerna sur la table de nuit un nouveau morceau de fromage. On avait nettoyé le mur et le plancher. La voix de Jenny lui revint en mémoire : douce, mélodieuse, ondulante comme les eaux sombres sur des rochers, vaguement plaintive.

Avait-elle été là, dans l’obscurité ?

Il ne perçut aucune réponse.

Dasein tendit la main vers le bouton d’appel à la tête du lit, le pressa.

Une voix sortit du haut-parleur : « Voulez-vous une infirmière ?

— Quelle heure est-il ?

— Trois heures vingt-quatre. Désirez-vous une pilule de somnifère ?

— Non… merci. »

Il s’assit, posa les pieds sur le sol, regarda le fromage.

— Vous vouliez juste savoir l’heure ? reprit la voix.

— Quel est le poids d’une roue complète de fromage de Jaspé ?

— Le poids ? Une pause, puis : « C’est variable. Les plus petites font environ trente livres. Pourquoi ?

— Montez-moi une roue entière.

— Une roue… entière ? Vous n’en avez pas en ce moment ?

— J’en ai besoin pour des tests de laboratoire, répondit-il et il pensa : Voilà ! Maintenant voyons si Piaget a été honnête avec moi.

— Vous le voulez demain au réveil ?

— Je suis réveillé. Et apportez-moi une robe de chambre et des pantoufles si vous pouvez.

— Ne feriez-vous pas mieux d’attendre, docteur. Si…

— Demandez l’autorisation à Piaget s’il le faut. Je veux cette roue tout de suite.

— Très bien. La voix semblait désapprobatrice.

Dasein attendit, assis au bord du lit. Il laissa son regard se perdre dans la nuit. D’un geste absent, il émietta un bout de fromage posé sur la table de nuit, le mâcha et l’avala.

La lumière s’alluma dans l’entrée. Une infirmière aux cheveux gris, de grande taille, entra dans la chambre, l’éclaira. Elle portait une grande roue de fromage doré encore enveloppé de paraffine brillante.

— Et voici trente-six livres de fromage Jaspé premier choix, annonça-t-elle. « Où est-ce que je le mets ? » Sa voix était chargée de reproche.

— Trouvez une place sur l’une des paillasses du labo. Où sont la robe de chambre et les pantoufles ?

— Si vous patientez, je vais vous les chercher.

Elle ouvrit la porte du labo d’un coup d’épaule, revint dans la chambre quelques instants plus tard, se dirigea vers une porte étroite à l’autre bout, l’ouvrit, découvrant une penderie. Elle en sortit une robe de chambre verte et une paire de pantoufles noires qu’elle posa au pied de son lit.

— Ce sera tout – Monsieur ?

— Ce sera tout, pour le moment.

— Hmmmph. Elle traversa la chambre à grands pas, et referma la porte d’entrée avec un ultime grognement sans appel.

Dasein prit un nouveau morceau de fromage, enfila robe et pantoufles et pénétra dans le labo. L’infirmière avait laissé la lumière. La roue de fromage était posée sur une paillasse en tôle à sa droite.

L’alcool ne doit pas le tuer. Autrement, on ne pourrait pas l’incorporer à la bière. Qu’est-ce qui le détruit ? Le soleil ?

Il se rappela la pâle lumière rouge des caves de la Coopérative.

Eh bien, il y avait des moyens de le découvrir. Il remonta les manches de sa robe de chambre et se mit à l’ouvrage.

Au bout d’une heure il avait réduit les trois-quarts de la roue en une solution laiteuse dans une bonbonne. Il en passa une partie à la centrifugeuse.

Les premiers tubes à essai révélèrent leur contenu stratifié, vaguement analogue à une chromatographie. Presque en haut collait une mince pellicule gris-argenté.

Dasein vida le liquide, perça avec la flamme le fond du tube et chassa les particules solides en soufflant par l’orifice. Il fit tomber un fragment de la pellicule grise sur une lamelle et la plaça sous le microscope.

C’était bien une structure mycélienne, déformée mais reconnaissable. Il sentit la plaque. Elle embaumait le Jaspé. Il porta la main au volant de réglage de luminosité et fit varier l’éclairage tout en continuant d’observer le spécimen. Brusquement, celui-ci se mit à osciller et cristalliser sous ses yeux.

Il consulta le dispositif de réglage : il était du type à balayage de spectre et, au moment du phénomène, laissait passer la lumière dans la bande de 4000 à 5800 Angströms. Éliminant le rouge, nota Dasein.

Un autre coup d’œil dans le microscope lui révéla une masse cristalline blanche.

La lumière du jour, donc.

Comment faire ? se demanda-t-il. Une bombe pour ouvrir la cave ? Une torche portable ?

À cette pensée, il eut l’impression de voir l’obscurité de l’extérieur s’écarter pour révéler une forme monstrueuse surgissant d’un lac noir.

Il frissonna, se tourna vers la dame-jeanne de solution lactescente. Avec des gestes mécaniques il passa le reste de celle-ci dans la centrifugeuse, sépara la pellicule gris-argent, recueillit l’ensemble dans une bouteille de verre brun sombre. La solution produisit près d’un demi-litre d’essence de Jaspé.

Dasein huma le goulot : l’odeur de Jaspé était puissante, indiscutable. Il versa la bouteille dans une boîte de Pétri, pipetta une petite quantité de la substance, y porta la langue.

Une sensation électrisante explosa comme un feu d’artifices sur ses papilles gustatives et se transmit le long de sa colonne vertébrale. Il sentit qu’il était capable de voir avec le bout de la langue ou l’extrémité des doigts. Le noyau de sa conscience se réduisait à une amande dure comme le fer entourée par un vide désolé. Il banda toute son énergie, se força à regarder le plat empli d’essence de Jaspé.

Vide !

Qu’est-ce qui l’avait brisé ? Comment pouvait-il s’être vidé ?

Il regarda la paume de sa main droite. Comme elle était proche de son visage ! Sur la chair rose on distinguait des paillettes gris-argenté.

Des pulsations de conscience se mirent à résonner de sa gorge, de son estomac, le long de ses bras et de ses jambes. Il sentit que toute sa peau s’éclairait. Il sentit vaguement qu’un corps glissait vers le sol, mais le sol se mettait à briller là où ce corps le touchait.

J’ai absorbé la totalité de l’essence.

Quel effet aurait-il, ce principe actif extrait de plus de quinze kilos de fromage Jaspé ? Quel effet aurait-il ? Quel effet avait-il ? Dasein s’aperçut que cette dernière question était encore plus intéressante :

Quel effet avait-il ?

Tout en se la posant, il sentit monter en lui l’angoisse : Ce n’était pas de la peur, mais une pure angoisse, ce sentiment de perdre prise avec la réalité.

Cette amande dure de son individualité ? Où avait-elle disparu ?

Sur quel fondement de réalité s’appuyait ce sentiment d’individualité ? Délibérément, Dasein essaya d’étendre son champ de conscience, éprouva directement cette sensation de projeter sa propre réalité sur l’univers. Mais en même temps c’était une projection de l’univers. Il en suivit les rayons, sentit qu’ils le traversaient comme s’il était une ombre.

Il se retrouvait titubant, perdu :

Je n’étais qu’une ombre.

Une pensée qui le fascina. Il se rappela les jeux d’ombres de son enfance, se demanda le genre de formes qu’il pourrait projeter en déformant le noyau de son moi. Son interrogation modela des formes. Il perçut l’écran de sa conscience sur lequel se dessinait une silhouette sans consistance. Il la fit se modifier.

Un héros musculeux, se tapant sur la poitrine, apparut.

Dasein modifia ses traits.

L’ombre se mua en une silhouette de savant myope et voûté, vêtu d’une longue robe.

Nouveau changement : un apollon nu qui courait sur un paysage de silhouettes féminines.

Et encore : un travailleur ployant sous une charge informe.

Avec un sentiment suffoquant de deitgrasp, Dasein comprit qu’il projetait les seules limites que son être fini pouvait connaître. C’était un acte de découverte de soi qui livrait naissance à un sentiment d’espoir. Un espoir bizarre : fluctuant, désorienté, mais précis dans son existence – non pas un espoir délimité mais un espoir pur, sans limites, sans direction ni attaches.

L’espoir en soi.

C’était un instant d’une profonde intensité qui lui permit en un éclair fugace de saisir la structure de sa propre existence, d’appréhender ses potentialités d’être vivant.

Une présence tordue, lacérée, déformée traversa le champ de sa conscience. Il y reconnut le noyau de son individualité : il avait perdu toute forme propre. Et il le rejeta, en ricanant.

Qui l’a rejeté ? se demanda-t-il.

Qui ricane ?

Il perçut un martèlement : Des pieds sur le sol. Des voix.

Il reconnut les intonations de l’infirmière aux cheveux gris, mais les sons qu’elle émettait avaient le tintement de la panique.

Piaget.

— Mettons-le sur le lit, disait-il. Les mots étaient clairs et distincts.

Ce qui l’était moins, c’était la forme de cet univers qui n’était plus qu’une succession d’arcs-en-ciel flous, et la pression des mains qui étouffaient la sensation de luminosité de son épidémie.

— Il est difficile de prendre conscience de sa conscience, murmura Dasein.

— Il a dit quelque chose ? C’était l’infirmière.

— Je n’ai pas pu saisir. Piaget.

— Vous avez senti cette odeur de Jaspé ? L’infirmière.

— Je crois qu’il a dû séparer l’essence et la prendre.

— Oh, mon dieu ! et que pouvons-nous faire ?

— Attendre et prier. Apportez-moi une camisole et le chariot d’urgence.

Une camisole ? Quelle étrange requête.

Il entendit des pas précipités. Comme ils résonnaient fort ! Une porte claqua. Encore des voix. Quelle agitation !

Sa peau lui donnait l’impression de s’obscurcir. Tout devenait brouillé.

Avec une brutale sensation de choc, Dasein sentit qu’il s’effondrait sur lui-même, se recroquevillait comme un petit enfant qui gigote et gémit et tend les bras, doigts croches.

— Donnez-moi un coup de main ! C’était Piaget.

— Quelle pagaille ! Une autre voix d’homme.

Mais Dasein n’était plus qu’une bouche, rien qu’une bouche. Qui soufflait, et soufflait – quel vent ! Le monde entier allait sûrement être balayé par cette tornade.

Il était une planche, qui oscillait, une balançoire. Basculant de haut en bas – et de bas en haut.

Mieux vaut courir que tenir une place intenable, songea-t-il.

Et il courait, courait sans cesse – hors d’haleine, suffoquant.

Un banc surgit de la brume. Il se jeta dessus, devint lui-même ce banc – encore une planche, qui cette fois coulait de plus en plus profond dans une mer d’émeraude bouillonnante.

La vie dans un océan d’inconscience.

De plus en plus sombre.

La mort. Voici le décor devant lequel je pourrai me reconnaître.

L’obscurité se dissipa. Il fonçait vers la surface, jaillit dans une clarté aveuglante. Parcourue de formes sombres.

— Il a ouvert les yeux. C’était l’infirmière.

Une ombre réduisit la lumière. « Gilbert ? » C’était Piaget. « Gilbert, est-ce que vous m’entendez ? Quelle quantité de Jaspé avez-vous absorbé ? »

Dasein essaya de parler. Ses lèvres refusèrent de lui obéir.

La clarté revint.

— Nous n’avons plus qu’à deviner. Piaget. « Combien pèse ce fromage ? »

— Trente-six livres. L’infirmière.

— Le choc physique est considérable. Piaget. « Préparez un masque à oxygène. »

— Docteur, et s’il… L’infirmière était apparemment incapable de formuler plus avant ses inquiétudes.

— Je suis… prêt. Piaget.

Prêt à quoi ? se demanda Dasein.

En se concentrant, il découvrit qu’il pouvait faire diminuer cette lueur aveuglante. Elle se réduisit momentanément à un tunnel de clarté au bout duquel se trouvait Piaget. Dasein gisait impuissant, contemplant la scène, incapable de bouger tandis que Piaget s’avançait en portant une bonbonne entourée de vapeur.

De l’acide, pensa Dasein, interprétant enfin les mots de l’infirmière. Si je meurs, ils me dissoudront et me jetteront à l’égout : pas de corps, pas de preuve.

Le tunnel s’effondra.

La sensation lumineuse s’épancha, se contracta. Peut-être que je ne puis être plus longtemps, pensa Dasein.

L’obscurité s’accentua.

Peut-être que je ne puis faire, pensa-t-il.

Encore plus sombre.

Peut-être que je ne puis avoir, pensa-t-il.

Le néant.

La barriere Santaroga
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